20 ans après l’ouverture du musée, Yvon Lambert réactive sa relation si particulière avec les œuvres de sa collection en choisissant treize artistes qui ont marqué son histoire. Et il nous prouve une nouvelle fois qu’il reste un précurseur, connecté au présent, tel ce jeune collectionneur de 20 ans qui courrait découvrir les artistes dans leurs ateliers.
Découvrez en avant-première cette exposition que vous pourrez visiter à la Collection Lambert dès sa réouverture.
« La série photographique des Nomads a été ma première rencontre avec l’œuvre d’Andres. C’était à la fin de l’année 80, dans une galerie new yorkaise, la Stux Gallery.
Immédiatement, je dis à l’ami avec qui je voyageais que je voulais exposer cet artiste dont je ne connaissais encore rien. Il y avait bien eu tous les scandales qui annonçaient la vague du politically correct, avec les foudres du National Endowment for the Arts, furieux de savoir que des aides à la création puissent être utilisées pour défendre des œuvres que les membres de la commission jugeaient obscènes.
Mais j’avoue que je découvrais l’œuvre de Serrano, sans être au courant des problèmes que le Piss Christ avait pu susciter… tout simplement parce que, malgré mon ignorance quant à cet artiste, je me moquais surtout des réactions idiotes de ces ultra-conservateurs américains. Je pensais d’ailleurs à l’époque que cette tendance qui prône l’idée du correct comme règle d’éthique ne franchirait pas les frontières des États-Unis, alors que plusieurs exemples prouvent que nous ne sommes plus à l’abri en France de telles considérations stupides. »
Considéré comme sujet à polémiques, Andres Serrano est un cas à part dans le milieu de la photographie internationale. Si son œuvre dérange par sa force de représentation de notre monde actuel, elle est pourtant intimement associée à l’histoire de l’art, celle de la peinture baroque en particulier. C’est à travers ce double prisme qu’il est passionnant de décrypter ce travail, à travers l’inquiétant visage d’une Amérique qui se dévoile à l’aube du troisième millénaire au reste du monde, et avec les grands maîtres du passé dont Serrano ne retient que la part la plus sombre. On pense à Titien et Delacroix, Tintoret, Vélasquez et Goya, El Greco, Zurbaran, Géricault ou Courbet…
Andres Serrano, Bodily Fluids : Semen & Blood II, 1990
© Collection Privée / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
« Si je n’ai jamais réalisé d’expositions personnelles de Donald Judd, ses œuvres ont pourtant été présentées dans ma galerie et je possède un très bel ensemble composé de dessins et de sculptures. Quelques mois avant sa mort, je le croisais à New York, à deux pas de son studio de Spring Street. Nous bavardions ainsi plusieurs heures dans un café de Soho. “Pourquoi ne m’as-tu jamais exposé?” me demanda-t-il en souriant ? Nous riions ensemble, moi ne sachant pas quoi répondre à part “Cela ne s’est jamais présenté”
(…) Nous avions nos cafés pour nos rendez-vous, nos lieux pour nous promener, comme cette librairie qui n’existe plus aujourd’hui, Jaap Reitman, où nous consultions et commentions les nouvelles parutions de livres d’art. Régulièrement, lors de ces rapides séjours, je lui achetais des pièces qu’il me montrait dans son atelier, comme cette série de dessins qu’il préparait et que je lui demandais de terminer avant mon retour pour Paris ».
Après avoir fréquenté l’Art Student League de New York où il apprend la peinture puis avoir étudié la philosophie à la Columbia University, Donald Judd entame un travail de redéfinition de l’art à travers une double pratique d’artiste et de critique. Il publie ainsi dès 1965 Specific Objects, texte fondateur qui pose les bases de l’art minimal, tout comme les célèbre Paragraphes sur l’art conceptuel de Sol LeWitt nourriront les réflexions sur l’art conceptuel.
Généralement constituées d’un ou plusieurs modules répétés et alignés verticalement ou horizontalement, parfois produites par des entreprises spécialisées, les œuvres de Donald Judd visent à révéler l’espace dans lequel elles s’intègrent à inviter le visiteur à ne plus contempler de manière passive mais à faire lui-même l’expérience physique et mentale des œuvres et des espaces qu’elles occupent.
Donald Judd, Untitled, 1984
© Donation Yvon Lambert à l’État français / Centre national des arts plastiques / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
Donald Judd, Untitled, 1968
© Donation Yvon Lambert à l’État français / Centre national des arts plastiques / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
Donald Judd, 5 or more boxes, 1968 – 1973
© Donation Yvon Lambert à l’État français / Centre national des arts plastiques / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
Donald Judd, Untitled, 1989
© Donation Yvon Lambert à l’État français / Centre national des arts plastiques / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
Vue d’exposition “Un art de son temps” à la Collection Lambert, 2019
Cy Twombly
Yvon Lambert raconte : « Cy Twombly à la même passion que moi pour la mythologie. Nous avons la même manière d’aborder ces histoires où le destin des humains est soumis aux seuls caprices des dieux et déesses, non pas en érudits mais avec une instinctive mise en relation entre toutes les époques de l’histoire de l’art. (…) A force d’avoir vu Cy travailler dans son atelier, j’avoue être une des personnes privilégiées qui sait à coup sûr transcrire ces écritures qui se dissimulent dans ses œuvres. Entre les graffitis que photographiait Brassaï et les inscriptions pornographiques des toilettes de jardins publics, ces phrases comblent toujours mon imaginaire. Parfois, une tache remplace un mot, comme celle qui macule la dernière partie [du polyptyque de Pan]. »
Certaines couleurs peuvent être altérées sur vos écrans.
Après des études au célèbre Black Mountain College où il fait la connaissance de Robert Rauschenberg avec qui il entretient une relation esthétique et amicale très forte, et dont témoignent nombre de photographies d’ateliers et de voyages qui furent montrées dans ces salles à l’occasion de l’exposition Cy Twomnbly — Le temps retrouvé, Cy Twombly se détourne des pratiques de ses pairs, engagés dans l’art minimal et conceptuel, et embrasse un parcours artistique des plus singuliers.
S’il s’engage lui aussi dans une approche guidée par le refus de toute virtuosité et de tout académisme, il décide pourtant de se retirer dans la vieille Europe, en Italie, au cœur du berceau du monde occidental et de l’Histoire de l’art classique. Il y conçoit une œuvre dans laquelle chaque ligne, chaque trace, chaque griffonnage, chaque touche de peinture ou chaque geste, convoque avec grâce une mémoire collective issue des mythes de l’antiquité.
À travers les références à Pan, Achille, Nikè, Aristée, Venus ou la ligue de Delos, l’œuvre de Cy Twombly semble nous raconter toute la vie des hommes d’hier et d’aujourd’hui — leurs peurs, leurs désirs, leurs passions — et nous donner l’envie d’embrasser nous-mêmes l’aventure contemporaine à travers la puissance symbolique des grands mythes.
Cy Twombly
Pan, 1980
© Donation Yvon Lambert à l’État français / Centre national des arts plastiques / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
Anselm Kiefer
Yvon raconte :
« Je connaissais le travail d’Anselm à travers les expositions que je ne ratais jamais au cours de mes voyages. Une des premières fois où je l’aperçus, c’était à Berlin, au vernissage de sa très grande exposition à la National Gallery. Il me dit qu’il s’était enfermé un mois dans le musée pour préparer cette rétrospective, ce qui me marqua profondément. (…) Depuis ma rencontre avec Anselm, je constitue un petit ensemble d’œuvres fait d’acquisitions et de cadeaux personnels. Avec ses 5 mètres de long, Die Rheintöchter est la pièce la plus imposante de ma collection. Réalisée en plomb, avec de la craie et un élément photographique, elle représente tout ce que j’aime chez cet artiste. Les œuvres sur papier ont toutes pour moi une histoire que je partage avec Anselm comme la passion pour les grands mythes des origines, sa découverte de l’histoire de mon pays à travers l’arbre généalogique des Reines de France, son érudition pour l’opéra allemand, la littérature et la constitution de la langue française qu’il connaît parfaitement désormais. »
Anselm Kiefer, Cette obscure clarté qui tombe des étoiles, 1996
© Collection Privée / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
Né en Allemagne deux mois à peine avant la capitulation nazie, Anselm Kiefer entame dans les années 1970 une œuvre qu’il situe au cœur même des plaies ouvertes de l’histoire du XXème siècle. A travers peintures et installations monumentales, dessins et photographies, il s’empare des mythes fondateurs pris en otage par l’Allemagne Nazie pour les laver de l’outrage, en révéler à nouveau la force sensible et les remettre au centre de notre histoire commune.
(…) J’ai ainsi vu Anselm semer dans les champs des milliers de graines de tournesols, photographier les fleurs sous le soleil de septembre, les faire sécher dans l’atelier puis les utiliser comme matériaux bruts, constitutifs de l’œuvre. Tour à tour, les tournesols sont devenus arbres de vie dans les plus récents autoportraits ; en prenant directement racine dans le ventre de l’artiste, ils ont servi aussi à d’incroyables cosmogonies où chaque graine noire symbolise les étoiles d’un savant système solaire. »
Anselm Kiefer, Les reines de France, 2001
Collection privée, Paris / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
© Anselm Kiefer
Anselm Kiefer, Sol Invictus Hela – Gabal, 1974
© Donation Yvon Lambert à l’État français / Centre national des arts plastiques / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
De Velimir Khlebnikov à Paul Ceylan, de Wagner à Corneille, Kant et Friedrich aux Reines de Frances, Anselm Kiefer fouille l’héritage du passé dans un geste héroïque dont la force et l’érudition sont aussi admirables que dérangeantes. La violence y lutte contre la violence, la puissance destructrice contre la destruction, la mémoire contre l’oubli.
Richard Tuttle
Né en 1941 à Rahway (New Jersey, États-Unis)
Vit et travaille à New York (New York, États-Unis)
Yvon Lambert : « Très tôt j’ai eu envie d’exposer Richard Tuttle. C’est à la galerie de Betty Parsons que j’avais vu pour la première fois ce travail si déconcertant. […] Il m’est toujours difficile de parler de lui tant ma compréhension de son œuvre passe presque uniquement par la tendresse. J’aime tout son travail depuis trente ans et je ne peux rien dire de plus. En voyant sur mes murs ces œuvres faites de “bouts de ficelle”, de quelques traits de crayons mêlés à des traces de pinceaux, je sais que tout cela repose sur le presque rien, je m’en moque. C’est ce presque rien si subtil qui m’émeut tant. J’aime passionnément ce travail que je défends sans forcer les gens. Le temps est toujours le meilleur allié pour ce genre d’œuvre et ce sont les collectionneurs qui, parfois avec un peu de retard, me demandent toujours de leur présenter à nouveau ce travail. Cet artiste que je prends peut-être pour l’un des plus grands et des plus secrets a su parfaitement déceler ce virage merveilleux qui s’est opéré dans ma vie de marchand de tableaux vers 1966. »
Proche d’Agnes Martin dont il partage le goût pour la subtilité et la délicatesse des lignes, Richard Tuttle produit des œuvres qui habitent les espaces d’exposition avec un mélange singulier de discrétion et d’affirmation de leur présence ici et maintenant. Chaque forme, chaque trait, chaque matériau, choisi pour son apparente modestie, nourrit un système poétique qui déjoue les catégories traditionnelles et nous invite à réfléchir la relation intime que nous entretenons avec les œuvres. Leur fragilité, la fugacité de leur apparition dans les salles du musée, nous plongent presque par surprise dans une réflexion plus large sur l’existence des choses et des êtres dans le monde.
Richard Tuttle, Maquette pour un monument à Dallas, 1974
© Donation Yvon Lambert à l’État français / Centre national des arts plastiques / Dépôt à la Collection Lambert, Avignon
Photo : Franck Couvreur