Bienvenue à Delfunland
18 novembre 2023 – 28 janvier 2024
“Delfunland est une ville imaginaire utopique, célébrant l’amour et les dauphins.
L’équilibre parfait y régnait. La fontaine magique coulait à flot et les touristes affluaient pour rendre leur amour éternel. Mais sa fleur-emblème, le Delphinium, réputée tant pour sa beauté inégalable que sa toxicité, s’empara de la cité, proliférant jusqu’à pousser les habitants à fuir. Ils laissaient derrière eux les traces d’une vie sans soucis.
L’ambiance y est désormais inquiétante, est-ce les vestiges d’une utopie rose bonbon ou cette présence envoûtante et oppressante de la végétation qui la confère ?”
Delphine Dénéréaz
Dans l’espace expérimental du sous-sol de la Collection Lambert, Delphine Dénéréaz nous invite à explorer les vestiges de Delfunland, véritable monde enfoui dédié en son temps à l’amour et aux dauphins. Cadillac, fontaine, façades, boutique de souvenir et chambre d’hôtel, sont autant de témoins de la mémoire d’une ville recouverte de plantes ornementales toxiques, devenues incontrôlables.
On pénètre dans cet univers luxuriant comme si l’on venait de traverser le miroir d’Alice (Lewis Caroll) ou de tomber dans la boîte bleue de Rita, non loin de Mulholland Drive (David Lynch). Le décor s’est emparé du réel pour inventer une expérience sensorielle inédite.
Nous revient en mémoire l’existence de végétaux soniques dans un magasin de Vermillon Sand, quelque part entre l’Arizona et la plage d’Ipanema (J.G Ballard) ou encore la présence d’une mystérieuse plante dénommée Audrey Junior, se nourrissant de sang humain dans l’obscure boutique d’un fleuriste américain (Roger Corman).
Ici, l’invasion végétale s’est organisée au rythme des semaines que l’artiste a passé à tisser, selon le procédé technique de la lirette, puisée à même la culture vernaculaire du XVIIème siècle. Le Delphinium pullule désormais sur les restes d’un monde enseveli sous l’ornementation exubérante, où les vestiges de Delfunland s’entrecroisent dans les innombrables bandelettes de tissus.
À travers cette prolifération de signes où s’imbriquent représentations végétales et urbaines, où s’entrechoquent les références contemporaines et celles plus abstraites d’un monde enseveli, Delphine Dénéréaz semble avoir mené à son terme l’entreprise criminelle décriée en son temps par l’architecte moderniste Alfred Loos. « Grand pourfendeur de l’hybridité esthétique de l’art nouveau » qu’il jugeait érotique et dégénéré (Hal Foster), il n’eut de cesse de combattre la surabondance décorative de la fin du XIXème siècle dans son célèbre ouvrage « Ornement et crime » ou à travers les multiples façades austères qu’il réalisa.
Dans un geste aussi jubilatoire que précis, l’artiste pousse le décorum à son comble en offrant en pâture une cité tout entière à l’appétit insatiable des motifs ornementaux du Delphinium. Elle nous place au cœur de ce moment insaisissable où tout semble pouvoir dégénérer. En tissant inlassablement, elle dessine les contours instables du paysage de nos vies contemporaines, étouffées par les signes et les formes produits dans ce monde et dans celui — virtuel — de nos écrans tactiles. Mais l’espoir apparait sourdement à travers cette technique de tissage issue du réemploi et de l’appropriation, dans l’incroyable liberté de faire qui s’invite à nos côtés.
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Delphinium
Le nom latin Delphinium et son dérivé français « Dauphinelle » vient de Dioscoride et décrit la forme du bouton floral, qui ressemblerait au rostre du dauphin.
Réparties en plus de 25 espèces, plusieurs d’entre elles aux épis de fleurs denses et voyants sont cultivées comme plantes d’ornement. Elles participent à la réalisation de différentes constructions paysagères dans l’espace public et nourrissent de nombreuses créations florales à destination des espaces domestiques, hôtels et autres lieux d’hébergements à vocation touristiques.
Toutes les parties de la plante contiennent l’alcaloïde delphinine ainsi que d’autres alcaloïdes diterpéniques, très toxiques. À faible dose, des extraits de cette plante ont été utilisés en phytothérapie. Ingérés directement, ils provoquent nausées et vomissements. À forte dose, ils peuvent provoquer la mort.
Commissaire d’exposition : Stéphane Ibars
Interview de l’artiste