Chronique d’un assassinat annoncé
3 juil – 6 nov 2016
« Quand Rabin a été assassiné, le 4 novembre 1995, j’ai senti qu’une page de l’histoire israélienne moderne avait été tournée. J’ai toujours trouvé que cet endroit du monde était… comme un volcan. À l’échelle du monde, ce n’est pas le conflit le plus grand : au cours des deux dernières années, il y a eu plus de morts en Syrie qu’en cent ans de conflit israélo-palestinien. Mais il a une très grande force symbolique pour différentes raisons. D’abord c’est vraiment une collision entre une société occidentalisée et l’Orient. Ce petit territoire est aussi le lieu de naissance des trois religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Ensemble, ces trois religions diffusent une iconographie très forte sur toute la planète, alors que la distance entre la mer et le Jourdain n’atteint même pas cent kilomètres ! Donc ce petit territoire a une très forte valeur symbolique.
Dans ce contexte, le problème de l’artiste, du cinéaste, de l’écrivain, est de savoir que faire quand on vit près d’un volcan. Quelle forme artistique peut-on proposer ? Dans cet ouvrage, Hans Ulrich a donné un bon titre à notre conversation : « Quelle est la bonne distance ? » Ce qui signifie, puisqu’on est au cœur d’une situation très dramatique, une sorte de feuilleton ininterrompu, qu’il faut imposer une perspective. Et ce n’est pas facile car tout le monde veut qu’on représente un point de vue politique. Certains veulent que vous soyez très politiquement correct, ils refusent d’être contredits et cela vous contraint à une très grande rigueur, je dirais même à une dureté, pour ne pas accepter de vous soumettre à une position de compromis.
Donc, il y a quelques années, nous avons décidé de faire ce projet sur l’assassinat de Rabin, comme une sorte de geste de mémoire, et même avec l’espoir que, parfois, lorsqu’on ressuscite la mémoire, cela peut entrainer des mouvements. Mais nous devons rester modestes : l’art n’est pas le moyen le plus efficace de changer la réalité. La politique ou les mitraillettes ont un effet beaucoup plus direct. Mais parfois l’art agit à retardement car il conserve la mémoire que le pouvoir voudrait effacer car il appelle à l’obéissance et ne veut pas être dérangé, il ne veut pas de dissidence. Mais si les artistes restent fidèles à leur vérité intérieure, ils produisent un travail qui voyage dans le temps, qui n’a pas toujours un impact immédiat, qui agit parfois à retardement. J’espère que c’est ce que nous faisons avec cette présentation multiforme, un film, une exposition et une pièce de théâtre, sur l’assassinat d’Yitzhak Rabin.
J’aime engager un dialogue avec l’espace. Quand j’ai marché à travers la Collection Lambert, j’ai senti que l’espace qui avait été choisi pour mon exposition était l’un des espaces relativement calmes qu’il était donné d’avoir. Il nous fallait créer une atmosphère, une ambiance pour cette exposition, et donc nous allons fermer les arches, faire de l’obscurité et contrôler la lumière.
Nous installerons deux murs, pour que le visiteur ait immédiatement conscience des principaux éléments exposés. Des fragments de la scène de l’assassinat de Rabin. Des projections. Des pamphlets de l’époque qui portent sur la campagne d’incitation contre Rabin. Des figurines. Cela invite à continuer, à déambuler dans l’espace et à écouter les murmures de différents éléments sonores.
Dans ce projet particulier que nous faisons autour de l’assassinat d’Yitzhak Rabin, j’utilise trois médiums différents : un film, Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, une exposition intitulée « Chronique d’un assassinat annoncé » à la Collection Lambert et je vais aussi faire une représentation théâtrale au Festival d’Avignon, cet été, dans la Cour d’honneur du Palais des papes « Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat ». Il y a un événement, l’assassinat de Rabin, et sa traduction dans différents médiums, avec toutes les résonances que cela créé.
Avec les céramiques, j’ai fait une série de figurines que l’on peut se représenter comme étant les manifestants au rassemblement pour la paix au cours duquel Rabin a été assassiné. Nous allons utiliser une toute petite caméra vidéo pour les filmer et l’image sera projetée parfois sur les photographies elles-mêmes, les grands formats de l’assassinat. Les vidéos, les céramiques et les éléments sonores, tout cela constitue un ensemble. C’est une sorte de juxtaposition de fragments. Certains sont des objets, comme les céramiques, d’autres sont des images, des dessins sur des photographies…
Cela parle aussi de la dégradation de la mémoire. Il y a un événement et puis les différentes étapes de la dégradation de cet événement. Les images fixes capturent une sorte de moment. Il y a ensuite la fluidité de l’événement lui-même mais aussi d’autres fragments de mémoire. Il faudra le voir dans l’ensemble. Vous savez, nous pouvons en parler, nous pouvons formuler des suppositions, mais je crois que finalement, quand cela va exister, – et c’est aussi vrai au sujet des films, de la peinture – notre propre interprétation n’est que partielle. Les visiteurs peuvent se faire leur propre interprétation et ils sont des interprètes légitimes, pas de simples consommateurs du travail de l’artiste. »
Amos Gitaï, juin 2016